31
À la demande du Dr Kair, Gosseyn reprit place dans le fauteuil. Cette fois, il n’était pas attaché par des sangles ; il avait simplement promis de ne pas bouger au moment crucial. Il sentit que l’on ajustait le viseur sur l’un des côtés de sa tête, un peu en arrière.
Il ne bougea pas et ne dit rien lorsque la brune Leej passa devant lui et prit position afin de regarder, par cet instrument, les nerfs lésés de son cerveau.
Enro était assis à la droite de Gosseyn Trois, dans un fauteuil capitonné, et il fixait le mur en face de lui. Il se préparait à mettre à leur service sa capacité de voir à distance.
Gosseyn Deux était assis au bureau du Dr Kair. Sa tâche consistait à tenir à la disposition du groupe toutes les zones mémorisées par Gosseyn Trois et soigneusement cataloguées dans son propre cerveau second.
Ce fut lui qui rompit le silence :
— Lorsque s’est produite l’inversion qui a transmis le navire dzan dans notre galaxie, Leej avait prédit un endroit dans l’autre galaxie. Maintenant, tout en regardant dans le viseur, elle va prédire de nouveau où se trouve cet endroit et à quoi il ressemble.
« Enro utilisera son don particulier pour apercevoir l’endroit prédit. Ensuite, je me joindrai à mon frère pour mettre en œuvre le moyen que tous deux estimons le moins dangereux pour lui.
« Je dois admettre, conclut-il, que je ne sais pas encore ce qui arrivera dans cette pièce au moment où Enro percevra la zone prédite par Leej dans cette autre galaxie.
Comme il terminait son exposé, Enro leva l’une de ses mains puissantes et agita les doigts pour attirer l’attention.
— Je devrais peut-être vous exposer ce qui se passe lorsque j’utilise ma perception à distance. J’ai l’impression de regarder un écran disposé en face de moi ; et s’il s’agit d’un être vivant, je le vois debout sur le plancher.
« Jusqu’à maintenant, j’avais toujours cru que c’était une image projetée dans ma tête. Mais s’il s’agit de quelque chose de tangible, je suppose qu’en cette circonstance exceptionnelle il vaut mieux que personne ne passe entre moi et la partie du plancher et du mur que je regarde.
Gosseyn Trois s’aperçut que cette explication de dernière minute semblait provoquer chez tous un sentiment de soulagement ; comme s’ils pouvaient mieux appréhender un phénomène qui manquait de réalité tangible.
Curieux qu’Enro, bien que toujours sardonique, ait été poussé par la tentation croissante à révéler un aspect de ses capacités particulières resté jusqu’ici insoupçonné… lui qui, habituellement, gardait toujours ses intentions et ses réflexions pour lui.
— Pas d’autre commentaire ou d’information nouvelle ? demanda Gosseyn Deux.
Silence.
— Alors, dit-il, faites de votre mieux, Leej.
Silence. Puis un faible sifflement.
Et une tache de lumière apparut. Sur le plancher, près du mur qu’Enro regardait fixement. Gosseyn Trois, qui demeurait immobile, vit que la zone brillante n’était ni ovale, ni ronde, ni carrée, mais que sa forme était constituée d’un mélange des trois. Son cerveau second réagit aussitôt et en fit l’évaluation : quelque chose… une forme irrégulière d’un mètre cinquante… connectée à un espace et un objet équivalents… séparés par l’énorme distance qui s’étend entre les deux galaxies. Connectée avec une similarité presque totale.
La voix de Gosseyn Deux vint troubler ses pensées.
— Trois, c’est à toi.
Il se pencha en avant et dit dans le micro :
— Yona, à vous de jouer !
… Il était couché sur le dos, dans les ténèbres.
Tout en sachant que cette fois il était venu volontairement et qu’avec l’aide des Troogs il était arrivé dans la bonne position, Gosseyn éprouva une petite réaction thalamique.
Lorsqu’il eut surmonté cette anxiété passagère, il effectua les mêmes investigations que lors de ses deux premières prises de conscience à bord des vaisseaux étrangers.
Cette fois, son but était de s’assurer qu’il était bien dans la capsule spatiale. Apparemment, oui. Car lorsqu’il leva les mains, il rencontra le plafond, dur comme l’acier, à trente centimètres au-dessus de lui, et il sentit qu’il était étendu sur la même matière rembourrée que celle dont il se souvenait.
Il y avait, bien sûr, des différences entre ses deux premiers réveils et celui-ci ; il était chaudement vêtu et non pas nu ; aucun fil soyeux, aucun tuyau caoutchouteux ne reliait sa tête ou son corps à quelque appareil.
Ayant vérifié aussi bien que possible sa situation physique, il se permit encore quelques réflexions ; à condition qu’elles ne s’égarent pas et ne le distraient pas au moment crucial.
… L’homme qui pouvait les envoyer tous à des années-lumière de là, c’était lui, Gilbert Gosseyn, qui possédait la capacité de résoudre une énigme vieille de deux millions d’années.
Des êtres humains avaient parcouru les espaces infinis pour fuir une galaxie condamnée. Mais, étant donné la nature de cette catastrophe, ils avaient fait le projet de revenir si jamais ils parvenaient à découvrir le moyen d’inverser le processus de destruction. Une prédictrice et un cerveau second, quelqu’un capable de « voir » à distance ; un système logique pour les empêcher de se détruire les uns les autres. Peut-être des groupes semblables existaient-ils, éparpillés sur un millier de planètes, cherchant aveuglément à se rassembler. Et lorsque chacun accomplissait sa fonction, le tout devenait une unité capable d’agir.
La vérité fondamentale, c’était que le néant se réaffirmait.
Matière et masse n’avaient aucun « droit » d’exister, mais elles étaient maintenues ensemble et se perpétuaient grâce à la conscience.
L’Esprit règne sur la Matière.
Il fallait qu’ils retournent dans la deuxième galaxie à cause d’une pensée erronée qui persistait indéfiniment : cet incroyable système de gouvernement troog qui faisait qu’aucun d’eux n’aurait jamais l’idée de mettre fin à la guerre. Alors les Troogs attaquaient sans cesse, et sans cesse les êtres humains étaient obligés de se défendre.
… Et c’était comme cela depuis deux millions d’années !
Il allait soutenir l’autorité de Yona à condition que celui-ci mette fin à la guerre dès son retour. Et l’empiètement du néant sur l’existence prendrait fin.
Cela allait prendre du temps ; mais l’important, c’était qu’en ce moment précis, le processus commençât. Rassuré par ces quelques réflexions, Gosseyn prononça les mots qui déclenchèrent tout.
— Je suis aussi prêt qu’on peut l’être.
La réponse lui parvint aussitôt. Une voix lui parla tout près, presque à l’oreille.
— Votre capsule est en train de flotter dans l’espace, à côté du vaisseau des Troogs. C’est à vous de faire le reste.
Gosseyn prit une profonde inspiration.
— Je vais commencer par me transférer, à l’intérieur de cette capsule, dans votre galaxie.
Les yeux fermés, il se remémora la tache brillante d’un mètre cinquante que Leej et Enro avaient mise au point grâce à ses terminaisons nerveuses lésées et à leurs connexions.
Tout en déployant la complexité de son cerveau second, il se dit : « Ça va marcher ! »
Le navire troog disparut le premier ; puis, lorsque le vaisseau de guerre dzan se fut rapproché de sa capsule, il se retrouva instantanément à l’endroit d’où il était parti.
À deux millions d’années-lumière de là, dans une autre galaxie.
Ainsi fut vaincue la distance qui séparait cent mille millions de milliards d’étoiles. À l’avenir, on pourrait utiliser cette méthode à volonté.